Chapitre 11 : « Le nouvel espoir » par Isabelle
Je me suis assoupie doucement, mon dossier légèrement incliné vers Pierrick, mon beau tabouret breton, un de mes barreaux contre son pied. Antoine est allé se coucher et quelques bûches à demi consumées continuent de rougeoyer dans l'âtre en répandant une douce chaleur propice à la rêverie. Légèrement mélancolique la rêverie...
Depuis qu'Antoine Dupperré nous a ramenés avec lui de notre village méditerranéen, Pierrick et moi filons le parfait amour, mais mes sœurs me manquent terriblement. Après les avoir perdues pendant plusieurs années, j'avais eu l'immense bonheur de les retrouver. Et voilà que nous étions de nouveau séparées. Je comprends que c'est une vie de chaise, mais quand même, on aurait pu vieillir tous les six ensemble, avec Pierrick et Loïc, réchauffés par le soleil du midi, à regarder les joueurs de boules... Enfin, je ne suis pas malheureuse, loin de là, mais depuis quelques temps, je sens des trucs bizarres dans mon bois. Je me demande si je ne couve pas quelque chose. Pierrick me rassure de son mieux, me dit que je suis toujours aussi belle et désirable, mais moi je sens bien que je ne suis pas comme avant. Je craque de partout lorsqu'on s'assied sur moi et mes pieds me font souffrir. D'ailleurs, Antoine s'en est rendu compte car hier je l'ai entendu dire à son ami Albert, venu passer quelques jours chez lui : "Je ne sais pas ce qu'elle a mon Artichounette, mais elle n'est pas aussi stable qu'avant. Je n'ose plus m'asseoir dessus. Je me demande ce que je devrais faire pour lui redonner un peu de tonus !"
Pierrick a gigoté sur ses trois pieds en l'entendant. Lui qui essaie de me rassurer comme il peut, il avait envie de sauter à la gorge d'Antoine pour le faire taire !
Tu sais, Antoine, je connais quelqu'un qui pourrait sans doute t'aider" a répondu Albert
"Il habite dans un petit village près de chez moi" reprit-il. "C'est un ébéniste de talent et je suis sûr qu'il pourrait t'aider à redonner sa jeunesse à ton Artichounette. Tu sembles tellement y
tenir. Ca vaut le coup d'essayer non ? Si tu veux, je l'embarque avec moi demain et je t'appelle en arrivant, dès que je l'aurai vu. Il saura tout de suite si c'est grave ou pas !
Après tout pourquoi pas ? De toutes façons je m'en voudrais de ne
pas faire quelque chose pour elle !"
Voilà pourquoi je suis mélancolique ce soir. Tout est calme dans la maison, hormis le léger crépitement du feu qui meure lentement. J'ai compris que demain je vais partir, mais pour combien de
temps ? Et pourra-t-on me sauver ? Pierrick s'est endormi contre moi et je sens dans toutes les fibres de son bois, qu'il partage mon inquiétude. Comment gérer cette nouvelle séparation ? J'en ai
déjà tellement subi dans ma longue vie de chaise. Je suis née infirme, malgré cela, j'ai vécu heureuse au Café du Vieux Port, puis j'ai été cassée en mille morceaux, pratiquement morte. J'ai été
séparée de mes sœurs, Paulo m'a retrouvée et réparée, il a raccourci mes pieds, pour m'offrir à son petit garçon, puis j'ai trouvé l'amour auprès de Pierrick, et enfin Antoine nous a adoptés...
Pourrai-je, supporter une nouvelle réparation ? Toutes ces questions tournent et virevoltent en moi, tandis que j'observe, de tous les nœuds de mon vieux bois, le feu reprendre, puis peu à peu
disparaître dans l'obscurité de la pièce. Je ne sais même pas quel âge j'ai !
C'est le matin, un matin blême et pâle, sans soleil, juste une douce clarté qui entre par la fenêtre de la maison. J'aperçois les premières tombes de l'allée principale du cimetière dont Antoine est le gardien. L'horloge égrène son sempiternel tic-tac qui emplit la pièce et maintenant, le feu est complètement mort. Je sais qu'Antoine ne va pas tarder à descendre. J'entends son pas pesant sur les marches de l'escalier, puis il entre dans la pièce. Comme chaque matin, il va préparer du café, mettre du pain à griller, fourrager dans le frigo, en sortir lait, beurre et confiture puis s'attabler devant la longue table de bois, recouverte de toile cirée. Je l'observe avec tendresse infinie. J'aime ces gestes habituels, prévisibles et tellement rassurants. On dirait que tout sera toujours pareil, que rien de devra changer, jamais. Et pourtant ! Je suis payée pour savoir que c'est faux.
Albert est descendu à son tour. Rasé de frais, habillé pour le voyage, il est sur le départ. Je me raidis sur mes barreaux. Ouille ouille ouille !!! Une nouvelle crise transperce mon dossier, m'occasionnant une violente douleur jusque dans mes tasseaux. Pierrick s'est réveillé, sentant lui aussi ce qui m'arrivait. Je respire, gonfle ma paille lentement et la douleur s'estompe, mais elle est bien là, je ne peux plus le nier... Tandis que je me calme et que tout rentre dans l'ordre, les hommes ont fini leur petit déjeuner.
"Alors on fait comme ça Antoine. Dès que j'ai vu mon ami l'ébéniste, je te donne des nouvelles de ton Artichounette, c'est d'accord ?"
Ce disant, il s'est approché de moi et me saisit délicatement par le dossier. Pierrick s'est accroché à un de mes barreaux, refusant de me laisser partir. L'homme insiste, tire sur moi, mais ses gestes sont délicats et il n'insiste pas.
"On croirait qu'il ne veulent pas se séparer ces deux-là ! Allez Artichounette, sois raisonnable, tu seras encore plus belle quand tu vas revenir !"
Pierrick ne me lâche pas.
"Ecoute Albert, prends-les tous les deux" lui lance Antoine. "Je crois bien que Pierrick a lui aussi besoin d'une petite révision. Et comme ça, ils seront ensemble. Artichounette guérira plus
vite si elle l'a à ses côtés !" ...
"J'aurai tout vu dans ma vie" ajoute-t-il plus bas, comme pour lui. " Un couple invisible dont l'homme était mort*(1), et maintenant des chaises qui s'aiment et ne veulent pas se quitter !
Qu'est-ce que tu dis Antoine ?
- Rien, rien, Albert. Prend les deux. Je viendrais les rechercher moi-même d'ici quelque temps !"
Je suis maintenant installée avec Pierrick à l'arrière du break d'Albert. Il nous a sanglés pour que nous ne soyons pas abîmés pendant le voyage. Nous voilà partis. Antoine agite le bras devant la porte de sa maison, et je le vois disparaître derrière le grand portail de l'entrée du cimetière.
Après quelques heures de route et nous voilà arrivés. Albert entre lentement dans la cour de la maison de son ami, Yannick Kerguerrec. Une camionnette un peu déglinguée est déjà garée devant l'atelier. Immatriculée dans les Bouches du Rhône...
A suivre ...