Chapitre 14 : « Quand le destin bascule » par Florence
La Célestine était tétanisée. Elle en oublia sa crêpe qui refroidissait et le sucre cristallisé dessus.
« Célest, t’es hyptisée … hy..nop..tisée … enfin t’es envoûtée ou quoi ? »
…
« Célest, c’est moi, ta Fadette. Qu’est-ce qui s’passe ? Tu m’aides même plus quand j’arrive pas à dire un mot! Au secouuuuuurs, les filles ! Il est arrivé un malheur ! »
Célestine marmonnait. « Hupnos … grec … sommeil … hyp…notisée … oui … peut-être …».
Autour d’elle, la tension était palpable. Chacun observait et donnait sa version explicative de la scène.
Et, de fait, comme si les projecteurs étaient braqués sur les personnages principaux, un face à face lumineux se déroulaient.
« Qu’est-ce qui m’arrive ? J’ai même pas peur ! Mais, j’arrive pas à savoir d’où ça vient. De l’un ou de l’autre ? Ou des deux ? ».
Célestine ne pouvait détacher son regard de ce qu’elle voyait.
Ils étaient là, tous deux.
Un vieux fauteuil à bascule, en chêne, abîmé, éraflé et, sur son assise, un vieux matou, au poil noir brillant, qui sortait parfois de sa somnolence et promenait sur l’assemblée un regard mi-clos d’un jaune métallique.
En sautant pour s’installer, le petit félin avait imprimé un mouvement au fauteuil. Ensemble, ils se balançaient tranquillement. Et ce bercement paisible imposait le silence dans la pièce. Seul le ronronnement régulier du chat rythmait le temps suspendu.
Monsieur Lekerguerrec entra soudainement et comprit aussitôt qu’il se passait quelque chose.
« Célestine, tu es bien pâlichonne. Ne me dis pas que c’est ma petite intervention du triskell qui t’a mise dans cet état ! »
Célestine, toujours aussi muette, ne répondit pas. Fadette commença à s’agiter, trop inquiète pour articuler un son. Rosette et Artichounette montèrent au créneau :
« Monsieur Lekerguerrec, notre sœur, elle est comme hynop… enfin comme ensommeillée, depuis un moment. En fait, c’est depuis que la Fadette lui a dit que Monsieur le Fauteuil à bascule la reluquait ! Et depuis, elle est … comme ça !».
Le druide s’esclaffa, puis, reprenant son sérieux, d’un geste ample, expliqua : « Je vous présente Monsieur
Salvatore et son inséparable ami félin, Lucifer. Je les ai récupérés sur le bord d’une route à la sortie de Quimper. Salvatore et Lucifer – c’est les noms qu’ils m’ont transmis - étaient
abandonnés, sous la pluie.
Je les ai mis devant la cheminée pour qu’ils se réchauffent et se sèchent. J’ai voulu examiner Salvatore pour voir ce que je pouvais faire pour lui, mais il a refusé en disant qu’il était très
bien comme ça. Pourtant, j’ai cru apercevoir, malgré les multiples égratignures, griffures, coups et autres, une forme de croix à l’intérieur de son pied droit avant. Cette trace est très légère,
comme effacée par le temps. Enfin ! … je ne sais pas ! … je vous laisse, j’ai du travail ».
La discussion s’anima. Des questions fusèrent de toutes parts :
« Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Qui t’a créé ? Où vivais-tu ? Pourquoi ce chat ? Etc.».
Seule Célestine fit silence. Elle savait déjà.
Salvatore, dans le brouhaha, commença à raconter :
« J’ai été créé dans les ateliers Rigamonti et Fils ».
La stupeur coupa le sifflet aux pipelettes. Le fauteuil à bascule poursuivit : « Le fils Rigamonti, pauvre bougre, avait essayé d’aider son père à qui on avait commandé quatre chaises pour un bistrot du vieux port à Marseille. Le père en réalisa trois et le fils fût chargé de la quatrième. Il s’appliqua de son mieux, mais le résultat fût fort décevant, pour ne pas dire catastrophique. Pourtant, elle était aussi belle que les autres, cette chaise, mais elle avait des tas de petits défauts, attachants, certes, mais pas très commerciaux.
Le père Rigamonti, furieux, mit son fils dehors et scia les mots « et Fils » de l’enseigne de son atelier.
C’est vrai qu’il n’était pas très doué, le fils, mais je crois que, si le père avait été un peu plus patient, il n’aurait pas eu à tronquer son enseigne, ni même à se fâcher avec lui. La preuve
en est : Salvatore Rigamonti me créa.
Je naquis d’abord de son rêve de réconciliation avec son père. En m’offrant, il prouvait à son paternel que, d’une part, il lui pardonnait son emportement et que, d’autre part, avec du temps, il aurait été capable de prendre la relève.
En premier lieu, Salvatore m’imagina… longtemps, il rêva de mes formes, mon bois, ma couleur et tous les menus détails. Puis, avec son crayon et sa gomme, il me dessina. Enfin, un matin, mû par une énergie créatrice extraordinaire, il me donna la vie.
Un soir, le fils me hissa dans sa camionnette et prit le chemin pour aller voir son père. Rigamonti Père avait vieilli. Son corps et ses mains trahissaient des années de labeur. En voyant son fils sur le seuil de la porte d’entrée, son émotion fût très forte, mais il n’en laissa rien paraître.
Salvatore, sans un mot, me déposa dans le salon et, se retournant, juste avant de partir, il dit :
« Il s’appelle Salvatore, comme moi ».
Resté seul, le père me regarda, me toucha, me caressa et finit par s’asseoir et se balancer. Je le berçais longtemps … suffisamment pour laisser remonter à la surface les souvenirs heureux de son fils perdu. Sa colère était morte, l’amour l’avait assassinée.
Salvatore n’était pas parti. Il était dehors, ses larmes se mêlant à la pluie. Adossé à sa camionnette, il pleurait de regrets.
Soudain, des miaulements furieux et insistants résonnèrent. La porte d’entrée s’ouvrit. Le père apparût, chercha des yeux son chat, qui se faufila, trempé, entre ses jambes, puis aperçût son fils. Il s’avança vers lui et le prit dans ses bras. Sans Lucifer, ils ne se seraient jamais retrouvés ».
Fadette et Rosette se serraient l’un contre l’autre, toutes émotionnées. Artichounette se demandait si elle rêvait. Célestine se taisait toujours. Devant le silence des petites sœurs, Loïc demanda :
« Mais, pourquoi Monsieur Lekerguerrec vous a-t-il trouvés abandonnés ? »
« Lucifer et moi avons vécu longtemps aux côtés du père Rigamonti. Un jour, il s’en est allé, vers ces contrées d’où on ne revient jamais. Le fils nous récupéra. Mais, nous voir était à chaque fois un déchirement pour lui… le souvenir de son père et de ces années de séparation perdues … bref, un soir de dispute avec sa femme, il quitta le domicile conjugal, pour ne jamais y revenir. De dépit, elle nous jeta sur le bas côté de la route. J’exhortai Lucifer de me laisser et de tenter sa chance ailleurs. Il demeura, fidèle, sincère, loyal … mais affamé. Monsieur Lekerguerrec fût une bénédiction ! »
Fadette exulta :
« Oh Bonne Mère ! Cette Bretagne, elle est vraiment magique ! Ici, le soleil, y vous ramollit pas l’âme. Non, cette terre, elleu la transcende l’âme ! Oui, c’est comme je le dis. Elleu la transcende ! Pas vrai, Célestine ? »
Célestine rayonnait de joie. Son cœur débordait de torrents d’allégresse. Regardant tour à tour chacun, elle parla :
« J’ai plus assez de vrais mots pour vous dire ce que je ressens, dans mon âme. On croyait, depuis toujours, être quatre, faites du même bois, de la même sève. Aujourd’hui, on se retrouve cinq. Et c’est pas rien ! Le Salvatore, le sauveur ! Et le Lucifer, qui apporte la lumière ! Et ces deux-là ne sont qu’un, pour une énergie d’amour et de liberté.
Cet arbre qui vit au fond de chacun de nous, aujourd’hui, parce que nous sommes enfin réunis, il renaît. Et sa force ancestrale réunifiée, elle circule en nous. Maintenant, je peux mourir… après avoir vécu le bonheur extrême… d’avoir retrouvé mes moitiés ».
La porte s’ouvrit, laissant apparaître Paulo, Fanny et le pitchoune.
A suivre ...